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La guerre du sang

Le Temps, Temps fort, p. 3
Autor: DUBUIS, Etienne
04 de Dez de 2010

La guerre du sang
Le Brésil négocie depuis des années avec des centres de recherche américains la restitution de quelques gouttes de sang prélevées dans les années 1960 chez les Indiens Yanomami. Ces échantillons empêcheraient les morts de gagner le «Dos du ciel»

Etienne Dubuis

Rien ne doit rester. Lorsqu'un être humain décède, tout ce qui le rappelle doit disparaître. A défaut, il ne pourra pas gagner le «Dos du ciel» et continuera à errer dans la forêt, moitié mort et moitié vivant. Quant à ses proches, ils ne pourront se défaire d'une nostalgie déchirante qui les hantera jour après jour jusqu'à les attirer à leur tour vers l'abîme. Ainsi parlent les Yanomami, l'un des peuples indiens les plus nombreux de la forêt amazonienne, une population de près de 30 000 âmes établie de part et d'autre de l'Orénoque, aux confins du Brésil et du Venezuela.

Pour assurer une séparation stricte entre les vivants et les morts, les Yanomami occupent une grande partie de leurs cérémonies funéraires à éliminer tout souvenir des défunts. Ils en brûlent les corps, en détruisent les flèches et en effacent la moindre trace sur le sol. Quant aux cendres, ils les enterrent ou les ingèrent après les avoir intégrées à une compote de banane. Après quoi personne ne prononce jamais plus le nom du disparu.

Telle est la règle au fond de la forêt. La règle sacrée qu'aucun Yanomami ne se permettrait de bafouer. Mais les Indiens sont de moins en moins seuls sur leur territoire. Dès le milieu du XXe siècle, les Blancs se sont multipliés le long de l'Orénoque: des missionnaires, des ethnologues, des médecins, chacun poursuivant sa propre quête sans rapport avec les croyances locales et, bien souvent, sans égard pour elles. Au risque de commettre, par négligence ou par mépris, un sacrilège.

Le plus célèbre de ces visiteurs est le généticien américain James Neel, connu pour avoir découvert le gène de la thalassémie, une forme d'anémie souvent mortelle. Au milieu des années 1960, l'homme est approché par l'institution chargée aux Etats-Unis de superviser le développement de l'industrie nucléaire, l'Atomic Energy Commission. Il lui est demandé de comparer les mutations génétiques constatées chez les survivants japonais d'Hiroshima et de Nagasaki à celles survenant dans une population isolée du globe.

Le plus célèbre de ces visiteurs est le généticien américain James Neel, connu pour avoir découvert le gène de la thalassémie, une forme d'anémie souventmortelle. Au milieu des années 1960, l'homme est approché par l'institution chargée aux Etats-Unis de superviser le développement de l'industrie nucléaire, l'Atomic Energy Commission. Il lui est demandéde comparer lesmutations génétiques constatées chez les survivants japonais d'Hiroshima et de Nagasaki à celles survenant dans une population isolée du globe. Le mandat a de quoi séduire un chercheur de son rang: alors que le feu nucléaire menace l'humanité et que l'usage civil de l'atome se répand, il est au coeur des préoccupations de ses compatriotes. Le scientifique accepte avec enthousiasme et choisit de se rendre chez les Yanomami.

Mais ce genre d'expédition se déroule rarement comme prévu. Au moment où James Neel arrive sur les bords de l'Orénoque, en janvier 1968, un cas de rougeole est diagnostiqué parmi les Indiens. C'est la première poussée de fièvre d'une épidémie qui s'étend bientôt à toute la région. Le généticien ne se laisse pas démonter pour autant. Il mène son travail au pas de charge à la tête d'une équipe qui prélève les échantillons sanguins désirés tout en inoculant autour d'elle des vaccins. Les échantillons raviront les spécialistes des mutations génétiques. Les vaccins, eux, resteront impuissants à enrayer la maladie qui fera des centaines de morts en quelques mois.

Le scandale éclatera une trentaine d'années plus tard, avec la parution en l'an 2000 d'un livre du journaliste américain Patrick Tierney, Darkness in El Dorado. L'ouvrage, qui dénonce une série d'abus commis en Amazonie par des scientifiques et des journalistes, revient sur l'expédition de James Neel. Il l'accuse à tort d'avoir répandu la rougeole (il est aujourd'hui établi que la maladie a été apportée par une petite Canadienne en visite chez les Yanomami avec ses parents, des missionnaires évangéliques). Mais le livre vise juste sur deux autres points.

Face à l'hécatombe d'Indiens qui se préparait, James Neel a eu davantage à coeur de sauver sés recherches que de sauver des vies.
Legénéticienl'avoue lui-même, en date du 5 février 1968, dans son journal de terrain: «La vaccination contre la rougeole - geste de conscience et d'altruisme - est plus une contrariété que quelque chose de souhaité - je mettrai cela dans lês mains desmissionnaires ou le placerai vraiment en dernier lieu.»

Et puis, James Neel n'a pas indiqué clairement aux Yanomami ce qu'il entendait faire de leur sang. Certes, le détail de ses recherches avait peu de chances d'être compris. Mais il pouvait au moins expliquer qu'il allait emporter les échantillons au loin et les étudier sur une longue période. Au lieu de cela, il a laissé entendre, avec le soutien de l'ethnologue américain Napoleon Chagnon, que les prélèvements allaient contribuer à les protéger des maladies.

Après quelques hésitations, l'American Anthropological Association l'a reconnu dans un rapport d'enquête, rédigé par son El Dorado Task Force. «Ceux qui avaient la charge d'expliquer aux Yanomami la recherche menée par l'équipe de Neel en 1968 ont indiqué que son but était de chercher dans leur sang des maladies infectieuses, affirme le document. Cette explication était trompeuse car elle suggérait que la recherche devait apporter des bénéfices sanitaires directs aux Yanomami. [...] Les buts de cette recherche pouvaient amener un bénéfice potentiel pour l'humanité, elle ne devait être d'aucun bénéfice sanitaire immédiat pour les Yanomami.»

Le problème est d'autant plus sérieux que le «consentement éclairé» est requis sans ambiguïté depuis les lendemains immédiats de la Seconde Guerre mondiale. Un des deux tribunaux institués à Nuremberg pour juger les crimes nazis a édicté ce principe dès 1947 dans un code éthique à l'intention des praticiens du monde entier. Et cette règle a été réaffirmée avec force en 1964 par l'Association médicale mondiale dans sa Déclaration d'Helsinki.

James Neel n'est plus là pour se défendre. Quelques-uns de ses amis s'y essaient par conséquent en assurant que le code de Nuremberg et la Déclaration d'Helsinki étaient souvent «difficiles à appliquer» et qu'il a fallu attendre les années 1970 pour que le droit américain précise les standards à respecter. Mais l'argument est balayé par le rapport de l'El Dorado Task Force. «Les procédures de l'expédition de Neel, assure le compte rendu, n'étaient pas en accord avec les standards officiels de consentement éclairé en vigueur à son époque.»

Les Yanomami ont été secoués par ces révélations. Mais ce qui les a le plus bouleversés n'a pas été la violation du code de Nuremberg ou de la Déclaration d'Helsinki. Ce qui les a heurtés au plus profond a été d'apprendre que le sang prélevé chez eux au cours des années 1960 a été conservé en laboratoire. Ce qui signifie que nombre de leurs proches disparus ne sont pas arrivés dans le «Dos du ciel». Et qu'ils errent encore, mi-morts, mi-vivants, dans la forêt.

Sitôt informé de l'affaire, un chef yanomami du nom de Davi Kopenawa a entrepris d'obtenir la restitution des échantillons de manière à permettre enfin leur destruction. Après avoir mobilisé des villages entiers, il a porté plainte auprès du ministère public de l'Etat amazonien de Roraima, puis sollicité l'aide des autorités fédérales brésiliennes. «Ces Américains ne respectent pas notre coutume, argumente-t-il dans une lettre datant de 2002. Pour cela, nous voulons qu'ils nous rendent les fioles de notre sang et tout ce qu'ils en ont tiré pour l'étudier.»

La campagne s'est avérée pénible. «Lorsque Davi Kopenawa s'est rendu une première fois aux Etats-Unis pour présenter sa cause, tout le monde l'a considéré avec condescendance, se souvient l'ethnologue français Bruce Albert, grand défenseur des Yanomami depuis plusieurs décennies. Il a fallu que l'Etat brésilien intervienne et qu'une centaine d'étudiants américains se mettent à protester sous l'impulsion de l'anthropologue américain Robert Borofsky pour qu'on le prenne au sérieux.»

Une fois le principe d'une discussion accepté, les Yanomami se sont retrouvés devant une double difficulté. Administrative d'abord, puisqu'il a fallu que l'ambassade du Brésil à Washington prenne langue avec les différents centres de recherche en possession des échantillons de sang depuis le départ à la retraite de James Neel.
Politique ensuite étant donné que ces puissantes institutions ont considéré d'un mauvais oeil une revendication susceptible de remettre en cause leurs méthodes de travail et d'éroder leurs prérogatives.

«Les Yanomami dépendent de la médecine comme toutes les populations, a argumenté l'ethnologue Napoleon Chagnon. Je pense qu'il est raisonnable d'exiger d'eux qu'ils participent à l'effort de développement des médicaments plutôt que de se contenter d'en être les bénéficiaires.» Et d'affirmer que les Indiens ne mènent pas une campagne spontanée mais agissent sous la pression d'organisations non gouvernementales politiquement motivées.

«Le problème est que les Indiens ont été traités comme des petits enfants dépourvus d'entendement, desmineurs à qui on distribue des cadeaux mais à qui on ne dit pas la vérité, répond Bruce Albert. La vérité est que l'éthique en vigueur dans le monde industrialisé n'est pas systématiquement respectée dans les recherches effectuées au sein des peuples autochtones. Un certain nombre de scientifiques considèrent qu'à partir dumoment où ils disent oeuvrer pour le bien de l'Humanité avec un grand «H», l'humanité avec un petit «h» doit se soumettre à leurs désirs.»
Après de longues années de tractations, les négociations semblent près d'aboutir en cette fin 2010. Mais si lespartiesont conclu en mai dernier un accord sur le principe de restitution, elles continuent à négocier les modalités de l'opération.

Les cinq centres de recherche concernés aux Etats-Unis ont attiré l'attention de leurs interlocuteurs sur le caractère dangereux des échantillons, comparables selon eux à des armes biologiques. Personne ne sait, ont-ils prévenu, quelles maladies ils risquent de répandre à leur retour chez les Yanomami. «Nous devons encore déterminer si des parasites ont survécu à la congélation des échantillons et engager, si tel est le cas, un processus de stérilisation», explique Kenneth Weiss, généticien à la Penn State University et responsable d'une large collection d'échantillons yanomami.

«Les négociations traînent en longueur, déplore Ana Paula Caldeira Souto Maior, avocate de l'Institut Socioambiental qui défend les droits des Indiens du Brésil. Les établissements américains impliqués souhaitent que les autorités brésiliennes prennent l'entière responsabilité de la bonne conservation, maintenance, manipulation, expédition, réception, transmission et mise à disposition des échantillons.» Passe encore la restitution de sang déjà exploité. Mais pas question de prendre dans ces circonstances le moindre risque juridique ou financier.

Le Temps, 04/12/2010, Temps fort, p. 3

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